Les Crocodiles

Couverture Revue n° 88

Voulez-vous, amis lecteurs, que nous fassions un bref retour aux temps reculés de l'ère secondaire en feuilletant quelques pages assez déconcertantes du grand livre relatant la vie sur notre Planète ? Périodes presque fabuleuses, que nous avons peine à concevoir et cependant attestées par de multiples travaux scientifiques, de patientes fouilles géologiques, les découvertes d'ossements puis de squelettes entiers de ces êtres extraordinaires qu'étaient les Dinosaures . Animaux "vedettes" qui ont régné sur la Terre pendant près de 140 millions d'années. Ils se dévoilent à nos yeux, grâce à d'adroites reconstitutions, sous des aspects réellement hallucinants, terrifiants, parfois grotesques. Parmi leurs contemporains figuraient d'autres créatures inquiétantes, les Crocodiliens. Après l'extinction brutale des Dinosaures , il y a environ 65 millions d'années, phénomène resté inexpliqué (une soixantaine d'hypothèses concernant l'origine de ce "massacre" ont été avancées, nous dit Philippe Taquet, Directeur du Muséum d'Histoire naturelle de Paris !), changea la face du Monde. De nombreuses espèces animales disparurent aussi à jamais des paysages archaïques. D'autres, on ne sait pourquoi, résistèrent, survécurent en s'adaptant à de nouvelles conditions de vie.
Parmi ces derniers, retenons les Crocodiliens, dont les types actuels datent de la dernière période de l'ère secondaire, le Crétacé. La taille de leurs ancêtres s'échelonnait entre 30 cm et 6 mètres de longueur.
Ces Reptiles , les plus grands existant de nos jours, forment un groupe homogène et bien défini. On en compte 21 espèces : 12 vrais Crocodiles , très dangereux prédateurs, 7 Alligators , moins redoutables, qui vivent dans les zones marécageuses du Sud-Ouest des Etats-Unis et dans le bassin inférieur du plus long fleuve de Chine, le Yang Tseu Kiang (Fleuve Bleu). Les Caïmans - très proches parents des Alligators - sont assimilés à ceux-ci dans la nomenclature. On les trouve en Amérique Centrale et méridionale. Enfin, un unique type de Gavial (Gavialis gangeticus), représentant à lui seul un genre et une espèce. Ces trois familles constituent l'ordre des Crocodiliens. A l'exception d'une espèce marine, tous vivent la plupart du temps en eau douce des régions chaudes. Ils s'étendent volontiers sur la rive, au soleil ; mais si la chaleur devient insupportable, ils se réfugient dans une nappe d'eau d'où seuls émergent le museau, les narines et les yeux. En fait d'adaptation à leur milieu, les Crocodiliens sont remarquablement équipés grâce à des valves spéciales, toutes les ouvertures naturelles de la tête sont obstruées pendant l'immersion et la présence d'un palais secondaire permet à ces animaux de manger dans l'eau, interdisant à celle-ci de s'engouffrer dans le système respiratoire. D'autre part, la durée de plongée en apnée est stupéfiante.
La plupart des jeunes se nourrissent de petits Crustacés, de Vers, de très petits Poissons. Devenus adultes, leurs menus s'enrichissent d'une quantité de plus gros Poissons, d'Oiseaux et de Mammifères. Si un animal sans méfiance s'aventure sur le bord du point d'eau, il risque fort d'être victime d'une attaque fulgurante du Crocodilien : un violent coup de queue le déséquilibre, tombé à terre il est aussitôt saisi et implacablement maintenu par les terribles mâchoires puis noyé et mis en réserve pour un futur repas, car ces Carnivores détestent la chair fraîche. Le Caïman paraguayen semble une exception à ce régime en jetant son dévolu sur des Escargots géants.
Les dents des Crocodiliens n'ont pas de fonction masticatrice ; de même que chez les Dinosaures, la digestion est accélérée par la présence dans l'estomac musculeux de diverses pierres, préalablement avalées qui assurent le brassage des aliments.
Habitant une "région à Dinosaures", je me suis procuré un lot de ces galets (gastrolithes), dont certains sont d'une grande beauté, parfaitement polis et brillants par leur lointain va et vient gastrique. Une amie, enseignante en Biologie-Géologie, a eu l'occasion de visiter une exposition de minéraux et fossiles organisée dans une grande ville du Sud-Ouest. Elle y a remarqué la présence d'abondants gastrolithes, de toutes les couleurs dont l'origine semble douteuse. En effet, expérimentalement, on parvient à partir de vulgaires cailloux, soumis à une agitation rythmée prolongée, à obtenir des masses de gastrolithes artificiels, de "vrais faux" en quelque sorte.
Les Crocodiliens sont de taille à se défendre contre d'éventuels ennemis ; on sait d'ailleurs peu de choses à ce sujet. On prétend que le Jaguar peut faire des ravages parmi les jeunes. Des restes de ces Reptiles ont aussi été trouvés dans l'estomac des Anacondas , Boïdé aquatique. En certaines régions, leur principal prédateur est l'un des plus grands Lézards actuels, le Varan du Nil qui, lui, s'attaque à la source : trompant la vigilance des parents veillant sur leur ponte, il vient engloutir les œufs et n'épargne pas les jeunes individus.
Mais l'ennemi n° 1 des Crocodiliens reste l'Homme, avec ses armes meurtrières et son âpreté au gain.
Un auteur affirme que, dans le Texas, si l'on pouvait prendre en un seul endroit en quelques heures, jusqu'à 40 de ces animaux, c'était, au plus 3 ou 4 que l'on capturait au cours de toute l'année 1950 !
Malgré la mauvaise qualité marchande de leur peau, les Caïmans , chez lesquels la face ventrale est recouverte de plaques ossifiées, donc impropres à la maroquinerie, n'en restent pas moins menacés de raréfaction, sinon de disparition.
Leur longévité ne peut guère être jugée dans leur milieu sauvage. On ne possède donc que quelques résultats constatés dans les jardins zoologiques. L'exemple le mieux connu est celui d'un Alligator , parvenu jeune et élevé à la ménagerie du Muséum de Paris au siècle dernier, mort à l'âge de 87 ans. Ce cas parait être exceptionnel.
Il existe des amateurs d'animaux exotiques, attirés par l'aspect amusant d'un bébé Caïman , imprudents ou mal renseignés, qui ont adopté l'un d'eux pour animer la pièce d'eau de leur propriété. Leur désillusion est habituellement rude, en constatant que ce compagnon, si petit soit-il, est agressif et même vicieux, mordant sans être provoqué. Exemple à ne pas suivre !
Le dernier membre de cette curieuse famille, le Gavial du Gange (Gavialis gangesficus) a été laissé de côté dans ce rapide survol. Strictement piscivore, il est inoffensif pour l'Homme, dont il redoute la présence. Il ne désire probablement qu'une seule chose : vivre en Paix.

René ABGRALL
Article tiré de la revue "le Manipulateur d'Electo-Radiologie Médicale" n° 88 de mars 1988